
Tout est vrai
Mon grand-père voulait être comédien, mais l’histoire en a décidé autrement. Il s’est engagé en 1914 et a fait les deux guerres. Au sortir de la première, il a pourtant tenté de se lancer dans les affaires en créant une usine de confiture. Enfin, une usine, il aurait bien aimé. En vrai, il faisait des confitures dans sa cuisine et essayait de les vendre. Échec commercial. Et du coup, il s’est réengagé à l’armée. Et c’est comme ça qu’il fera aussi la suivante.
Ma grand-mère venait d’une famille richissime du côté d’Anvers. Des trois frères qui avaient hérité, ses deux oncles furent des génies de la finance tandis que son père, n’étant pas aussi doué, perdit tout ce qu’il avait (mal) placé et fut contraint de pratiquer un métier normal. Plus tard, la branche fortunée se montra cependant généreuse envers les petits-cousins en leur envoyant chaque année à Noël un colis avec des vêtements que leurs enfants ne portaient plus, mais qui n’étaient pas encore assez usés pour être jetés.
Mon père a rencontré ma mère pendant la guerre dans une troupe de théâtre amateur. Elle étudiait le chant au conservatoire et lui, le dessin à l’académie. Ils avaient échappé au STO (service du travail obligatoire en Allemagne) parce que le fonctionnaire allemand qui interrogeait ma mère aimait la musique classique et lui dit : « Fous bouffez gondinuer fos zéthudeu, Badeboizelle » et parce que mon père avait souffert d’un souffle au cœur quand il était petit. Ils fréquentaient des cercles artistiques très politisés à gauche auprès desquels se développa leur fibre sociale. Mon oncle, lui, en rentrant de l’usine, notait la composition des trains en gare de Schaerbeek. Il transmettait ces informations à Théodule. Théodule était espion et travaillait pour les Anglais. Et Théodule, entre 42 et 43, louait une chambre à ma grand-mère dans la maison du 183 rue Belliard. Cette grande maison (dans laquelle je naquis dix ans plus tard) n’appartenait pas à mes grands-parents, ils la louaient à Madame Cambier depuis les années trente. Cette riche propriétaire habitait un château à Melsbroek et possédait une centaine de maisons dans Bruxelles. Pendant toute la durée de la guerre, mon grand-père étant en captivité, elle ne réclama aucun loyer à ma grand-mère (qu’elle soit ici encore une fois remerciée).
La grande amie de ma grand-mère était allemande. Et lorsque la Wehrmacht envahit la Belgique, en mai 1940, ma grand-mère reçut une lettre de Margarete : « Ma chère Elsa, je suis anéantie par ce qui se passe. Quelle folie, la guerre. Mon pays attaque le tien. Notre amitié pourra-t-elle survivre à une horreur pareille ? Sache que je pense à toi de tout mon cœur et que je te souhaite, à toi et à ta famille, tout le courage du monde dans cette terrible épreuve ». Ma grand-mère, ayant d’autres chats à fouetter, ne répondit pas à son amie. Capitulation de la Belgique, départ du grand-père pour un camp de prisonniers et début des locations de chambres rue Belliard. Fin du premier acte.
Deux ans plus tard, le facteur glisse dans la boîte une nouvelle lettre ornée d’un timbre nazi. « Ma chère Elsa, sans nouvelles de toi, je suis folle d’inquiétude. Comment allez-vous, toi et tes enfants ? Je suppose que tu dois m’en vouloir terriblement, mais je voudrais tellement avoir de tes nouvelles. Mon mari doit prochainement se rendre à Bruxelles pour ses affaires, accepterais-tu de prendre un café avec lui ? Il pourrait ainsi s’enquérir de votre situation et te donner le petit colis que j’ai préparé pour toi. » Cette fois, ma grand-mère lui répondit et langue fut prise.
Elsa (que nous appelions Mémy) était un peu gênée d’avoir rendez-vous dans un café de la Bourse avec un Allemand, au beau milieu de l’année 1943, mais elle s’y rendit avec courage et son plus beau chapeau. Elle parlait très bien l’allemand et bavarda le plus doucement possible avec le bonhomme. Elle n’eut aucune occasion de s’épancher tant ce fut lui qui tint le crachoir. Il parlait fort et n’eut de cesse de vanter ses affaires florissantes. Il dirigeait une usine de pièces mécaniques dans une petite ville proche de la Ruhr. Sa production tournait à plein régime (nazi) car les besoins du Reich étaient grands. Et son usine échappait miraculeusement aux bombardements alliés de par sa situation géographique légèrement éloignée des cibles des Anglais et des Américains. Le bonheur, quoi ! Il aimait Margarete, qui lui avait donné trois merveilleuses petites filles blondes, et tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il n’eut aucun mot de réconfort pour l’amie de sa femme, aucun signe d’une quelconque empathie.
Le soir, autour de la table du dîner, ma grand-mère raconta son escapade aux enfants. Théodule, qui dînait avec eux, releva un détail : « Vous dites que son usine n’a subi aucun bombardement ? Et où se situe-t-elle exactement, son usine ? » À cet instant, ma grand-mère blêmit car elle eut une pensée pour son amie d’enfance. Mais devant l’insistance hilare de ma mère et de mon oncle, elle donna l’adresse à Théodule. Fin de l’acte deux.
Environ deux semaines plus tard, ma grand-mère trouva dans sa boîte aux lettres un nouveau pli en provenance d’Allemagne. « Meine liebe Elsa, nous venons de vivre l’enfer. Mon mari est dévasté. Figure-toi que son usine a été entièrement rasée, il y a deux nuits, par un bombardement anglais. Il ne reste rien. Nous sommes ruinés. Heureusement, nous sommes tous les cinq sains et saufs. » Fin de l’acte trois.
Elsa et Margarete ne se revirent jamais.